Il faisait si
beau ce jour où ils étaient repartis de Golden en direction de l’ouest, directement à travers les Rocheuses, sur la 70. Pas un nuage, 27 degrés peut-être. Le Kid avait renoncé à sa Coors pour lui préférer une bouteille de whisky Rebel Yell. Deux autres bouteilles attendaient, coincées sur le tunnel de la transmission dans des cartons de lait vides pour les empêcher de se casser. Le Kid prenait une gorgée, faisait descendre le whisky avec un peu de Pepsi-Cola, puis hurlait à pleins poumons foutre Dieu ! ya-hou ! ou sexe-machine !
Plusieurs fois, il fit observer qu’il pisserait du Rebel Yell s’il le pouvait. Et il demanda à La Poubelle s’il comprenait, ou s’il fallait lui faire un dessin. La Poubelle, très pâle, à peine sorti de la gueule de bois que lui avaient value ses trois bières de la veille, répondit que oui, bien sûr.
Même le Kid ne pouvait pas foncer à cent cinquante sur ces routes. Il ralentit à cent en maudissant ces foutues montagnes dans sa barbe. Puis il retrouva sa belle humeur.
– Quand on aura traversé l’Utah et le Nevada, on va rattraper le temps perdu, La Poubelle. Ma petite mécanique fait du deux cent soixante en terrain plat. T’as compris, ou faut que je te fasse un dessin ?
– C’est une chouette bagnole, répondit La Poubelle avec un sourire de chien battu.
– Tu l’as dit, bouffi.
Une gorgée de Rebel Yell, une gorgée de Pepsi. Ya-hou ! à pleins poumons.
La Poubelle regardait d’un œil torve le paysage baigné dans la lumière du matin. La route avait été percée à flanc de montagne et s’enfonçait par endroits au milieu de deux énormes murailles de rochers. Les rochers qu’il avait vus la veille dans son rêve. Et le soir venu, ces yeux rouges s’ouvriraient-ils encore ?
Il frissonna.
Un peu plus tard, il se rendit compte qu’ils ralentissaient : quatre-vingt-dix, soixante, cinquante maintenant. Le Kid lançait des jurons aussi horribles que monotones dans sa barbe. Le coupé devait se frayer un passage à travers des véhicules de plus en plus nombreux, tous arrêtés, tous mortellement silencieux.
– Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? grognait le Kid. Qu’est-ce qu’ils foutent là ? Ils ont tous décidé d’aller respirer l’air des montagnes avant de crever ? Hé, bande d’enfoirés, foutez le camp ! Vous m’entendez ? Foutez-moi le camp d’ici !
La Poubelle se cramponnait sur son siège.
À la sortie d’un village, ils se trouvèrent nez à nez avec quatre voitures empilées les unes sur les autres qui bloquaient complètement l’autoroute en direction de l’ouest. Le cadavre d’un homme, couvert d’un linceul de sang qui s’était depuis longtemps coagulé en une sorte de glaçure craquelée d’innombrables fissures, était étalé en croix sur la route, à plat ventre. Près de lui, une poupée Chatty Cathy démantibulée. Impossible de contourner les voitures par la gauche, à cause d’un garde-fou d’acier de près de deux mètres de haut. Sur la droite, un précipice qui disparaissait dans le lointain bleuté.
Le Kid s’envoya une bonne lampée de Rebel Yell et donna un coup de volant sur la droite.
– Accroche-toi, La Poubelle, on va passer.
– Y a pas la place !
La Poubelle eut l’impression d’avoir une lime à métaux dans la gorge.
– Si, juste assez, murmura le Kid.
Ses yeux brillaient. Centimètre par centimètre, il faisait sortir la voiture de la route. Les roues de droite faisaient maintenant craquer le gravier de l’accotement.
– Je me tire, bafouilla La Poubelle en saisissant la poignée de la portière.
– Reste assis, ou je te crève, tas de merde.
La Poubelle tourna la tête et vit le petit trou noir du 45. Le Kid rigolait, un peu nerveux quand même.
La Poubelle se rassit. Il aurait voulu fermer les yeux, mais impossible. De son côté, les vingt derniers centimètres d’accotement disparurent. Et ce qu’il voyait maintenant, tout en bas, n’était plus qu’un vaste panorama de pins bleu-gris, d’énormes rochers semés çà et là. Il imaginait les énormes Goodyear du coupé à dix centimètres du bord… à cinq…
– Encore un centimètre, roucoula le Kid, avec un énorme sourire, les yeux sortis de leurs orbites.
Des perles de sueur apparurent sur son front pâle de poupée.
– Juste… encore… un.
Puis tout alla très vite. La Poubelle sentit les roues de droite de la voiture déraper tout à coup. Il entendit comme un bruit de pluie, d’abord des petits cailloux, puis des grosses pierres. Il hurla. Le Kid lança un horrible juron, passa en première et écrasa l’accélérateur. De la gauche où ils frôlaient le cadavre retourné d’un minibus VW vint un crissement de métal froissé.
– Vas-y ! criait le Kid. Vas-y, saloperie de bagnole ! Vole ! Tu vas voler, nom de Dieu ?
Les roues arrière du coupé se mirent à patiner. Un moment, le mouvement qu’elles avaient amorcé en direction du précipice parut s’accentuer.
Puis le coupé fit un bond en avant et ils se retrouvèrent sur la route, de l’autre côté de l’obstacle. L’air empestait le caoutchouc brûlé.
– Je t’avais bien dit qu’on passerait ! hurla le Kid, triomphant. Foutre Dieu ! on est passé, hein ? T’as vu ça, La Poubelle, gros tas de merde avaleur de foutre ?
– J’ai vu, répondit plus bas La Poubelle.
Tout son corps était agité de tics nerveux. Et puis, pour la deuxième fois depuis qu’il avait fait la connaissance du Kid, il dit sans le vouloir la seule chose qui pouvait lui sauver la vie – s’il ne l’avait pas dite, le Kid l’aurait certainement tué, histoire de fêter ça.
– T’es drôlement bon au volant.
– Bof… pas tant que ça, répondit modestement le Kid. Je connais au moins deux types qui auraient pu faire la même chose. T’as compris, ou faut que je te fasse un dessin ?
– Si tu le dis.
– Ta gueule, ma cocotte, c’est moi qui cause. Bon. On continue. On est pas rendus.
Mais ils ne continuèrent pas longtemps. Un quart d’heure plus tard, à trois mille kilomètres de son point de départ – Shreveport, en Louisiane – le coupé du Kid dut s’arrêter pour de bon.
– Non, je rêve, dit le Kid. Non…
Foutre Dieu… mais je RÊVE !
Il ouvrit sa porte et sauta dehors, la bouteille de Rebel Yell vide aux trois quarts toujours dans sa main gauche.
– FOUTEZ-MOI LE CAMP !
hurlait le Kid en se dandinant sur ses talons hauts, minuscule force naturelle de destruction, tremblement de terre en bouteille. FOUTEZ-MOI LE
CAMP, BANDE D’ENFOIRÉS, VOUS ETES MORTS, FOUTEZ LE CAMP AU CIMETIERE, VOUS N’AVEZ
RIEN À FOUTRE SUR MA ROUTE À MOI !
Il lança la bouteille de Rebel Yell qui tournoya en crachant une pluie de gouttes jaune doré. Elle éclata en mille morceaux en s’écrasant contre une vieille Porsche. Le Kid s’arrêta, silencieux, haletant, pas très solide sur ses jambes.
Cette fois, ce n’était pas un petit tas de quatre voitures. C’était bien pire. À cet endroit, une bande médiane gazonnée d’environ trois mètres séparait les deux chaussées de l’autoroute.
Le coupé aurait probablement pu la traverser, mais la situation n’était pas meilleure de l’autre côté : les quatre voies étaient occupées par six files de voitures, pare-chocs contre pare-chocs, sur toute la largeur de la chaussée, bande d’arrêt comprise. Certains avaient même essayé d’utiliser la bande médiane, pourtant semée de rochers qui sortaient de la mince couche de terre grise comme des dents de dragons. Peut-être quelques véhicules tout terrain avaient-ils réussi à passer, mais ce que La Poubelle voyait sur cette bande médiane, c’était un véritable cimetière d’autos défoncées, écrasées, écrabouillées, comme si un accès de folie collective s’était emparé de tous les conducteurs, qu’ils avaient décidé d’organiser une course apocalyptique de stock-car sur l’autoroute 70, en plein milieu des montagnes. Le spectacle était si extraordinaire que La Poubelle faillit avoir le fou rire, mais il se mit vite la main devant la bouche. Si le Kid l’entendait rigoler, il ne risquait pas de rigoler bien longtemps.
Le Kid revenait, perché sur ses hauts talons resplendissant sous ses cheveux brillantinés que le soleil faisait luire. Mais son visage était celui d’un mini-dragon. Ses yeux lançaient des flammes.
– Je vais pas laisser ma bagnole. Tu m’entends ? Certainement pas. Je vais sûrement pas la laisser.
Tu vas marcher, La Poubelle. Tu montes par là et tu regardes ce qui bouche la route. C’est peut-être un camion, j’en sais rien. On peut pas faire demi-tour.
On n’a plus la place maintenant. On ferait la culbute. Si c’est un camion en panne, moi je m’en fous, je les prends un par un, et je les flanque en bas. J’y arriverai, t’as compris, ou faut que je te fasse un dessin ? Vas-y maintenant.
La Poubelle ne chercha pas à discuter. Prudemment, il s’éloigna en contournant les voitures, prêt à se baisser et à prendre ses jambes à son cou si le Kid commençait à tirer. Mais le Kid ne tira pas. Lorsque La Poubelle crut être en lieu sûr (c’est-à-dire hors de portée d’un 45), il grimpa sur un camion-citerne et regarda derrière lui. Le Kid, punk miniature sorti tout droit de l’enfer, cette fois vraiment pas plus grand qu’une poupée à plus d’un kilomètre de distance, était appuyé contre son coupé. Il biberonnait pour passer le temps. La Poubelle eut envie de lui faire bonjour avec la main, mais pensa que c’était peut-être une mauvaise idée.
Ce jour-là, La
Poubelle se mit en route vers dix heures et demie du matin. Il marchait lentement – voitures et camions étaient tellement serrés qu’il lui fallait souvent grimper sur les capots et les toits – et quand il arriva au premier panneau TUNNEL FERMÉ, il était déjà trois heures et quart. Il avait fait près de vingt kilomètres. Vingt kilomètres, ce n’était pas tellement – pas pour quelqu’un qui avait traversé vingt pour cent des États-Unis à bicyclette – mais, compte tenu des obstacles, La Poubelle jugea que ces vingt kilomètres n’étaient quand même pas de la gnognotte. Il y avait longtemps qu’il aurait pu faire demi-tour pour dire au Kid qu’il était impossible de passer… s’il avait eu l’intention de faire demi-tour ; mais il n’en avait jamais eu l’intention. La Poubelle n’était pas un grand lecteur d’ouvrages historiques (après les électrochocs, la lecture lui était devenue un peu pénible), mais il n’avait pas besoin de savoir qu’à une époque aujourd’hui révolue rois et empereurs tuaient souvent par dépit les porteurs de mauvaises nouvelles. Ce qu’il savait lui suffisait amplement : il connaissait assez bien le Kid pour savoir qu’il ne voulait plus jamais le revoir.
Il était donc là devant le panneau, lettres noires sur fond orange en forme de losange. On l’avait renversé et il gisait maintenant sous la roue de ce qui semblait être le plus vieux camion du monde. TUNNEL FERMÉ. Quel tunnel ? Il regarda devant lui en s’abritant les yeux de la main et crut voir quelque chose.
Il fit encore trois cents mètres, grimpant sur les voitures quand il le fallait, pour arriver devant un inquiétant fouillis de véhicules accidentés et de cadavres.
Plusieurs camions et voitures avaient complètement brûlé. Un grand nombre étaient des véhicules militaires. Et beaucoup de cadavres étaient habillés en kaki. Derrière l’endroit où s’était déroulée la bataille – La Poubelle était presque sûr qu’on s’était battu – l’embouteillage recommençait. Et plus loin encore, l’autoroute disparaissait dans les trous jumeaux de ce qu’un énorme panneau boulonné sur la montagne proclamait être le TUNNEL EISENHOWER.
Il s’approcha, le cœur battant, ne sachant ce qu’il allait faire. Ces deux trous percés dans le rocher l’intimidaient et, à mesure qu’il se rapprochait, sa timidité se transformait en pure et simple terreur. Il aurait compris parfaitement ce qu’avait senti Larry Underwood dans le tunnel Lincoln. Sans le savoir, en cet instant précis, ils étaient comme deux âmes sœurs partageant une seule et même émotion, la terreur panique.
Il y avait cependant une différence importante. Alors que la passerelle réservée aux piétons dans le tunnel Lincoln se trouvait au-dessus de la chaussée ici le passage était suffisamment bas pour que certaines voitures aient essayé de l’emprunter, une roue sur le trottoir, l’autre sur la route. Le tunnel faisait trois kilomètres. Le seul moyen de le traverser serait de se faufiler le long des voitures, dans le noir total. Il faudrait des heures.
La Poubelle sentit ses boyaux se liquéfier.
Il resta longtemps à contempler le tunnel. Un mois plus tôt, Larry Underwood était entré dans le sien, malgré sa peur. Après un long moment de contemplation, La Poubelle fit demi-tour et repartit dans la direction du Kid, le dos voûté, la commissure des lèvres agitée de tremblements. S’il rebroussait chemin, ce n’était pas simplement à cause de la longueur du tunnel, ou du fait qu’il allait avoir du mal à avancer (La Poubelle, qui avait passé toute sa vie dans l’Indiana, n’avait naturellement aucune idée de la longueur du tunnel Eisenhower). Larry Underwood avait été poussé (et peut-être manipulé) par sa propension sous-jacente à l’égocentrisme, si l’on peut s’exprimer ainsi, par la simple logique de la survie : New York était une île, il fallait en sortir. Le tunnel était le chemin le plus court. Si bien qu’il avait décidé de le traverser aussi rapidement que possible, comme on se bouche le nez en avalant un médicament que l’on sait très mauvais. La Poubelle était une épave habituée à accepter les coups du destin et de sa propre nature inexplicable… en courbant la tête. Ce qu’il lui restait de cerveau avait été complètement lessivé par sa rencontre cataclysmique avec le Kid qui l’avait promené à des vitesses suffisamment élevées pour perturber définitivement ses facultés mentales, si elles avaient encore besoin d’être perturbées. On l’avait menacé de mort s’il ne buvait pas d’un seul coup une canette de bière sans tout vomir ensuite. On l’avait sodomisé avec le canon d’un pistolet. On avait failli le faire basculer dans un précipice qui faisait bien trois cents mètres. Et surtout, pouvait-il rassembler suffisamment de courage pour ramper dans un trou percé au pied d’une montagne, un trou où il risquait de rencontrer Dieu savait quelles horreurs dans le noir ? Non, il ne pouvait pas. D’autres peut-être, mais pas La Poubelle. Et il y avait aussi une certaine logique dans sa décision de faire demi-tour. La logique du chien battu et du demi-fou, c’est vrai, mais une logique qui n’en possédait pas moins son charme pervers. Lui, il n’était pas sur une île. Il allait devoir marcher tout le reste de la journée et tout le lendemain pour trouver une route qui contourne les montagnes au lieu de les traverser ? Eh bien, il le ferait. Il retrouverait le Kid, c’est vrai mais il n’était pas impossible que le Kid ait changé d’avis et qu’il soit déjà parti, malgré ce qu’il avait dit. Peut-être était-il ivre mort. Peut-être même (quoique La Poubelle doutât qu’une pareille chance puisse lui arriver) était-il tout simplement mort. Au pire, si le Kid était toujours là, La Poubelle pourrait attendre la nuit, puis se faufiler comme (une belette)
un petit animal dans les fourrés.
Puis il continuerait en direction de l’est, jusqu’à ce qu’il trouve la route qu’il cherchait.
Il retrouva le camion-citerne du haut duquel il avait vu pour la dernière fois le Kid et son coupé mythique. Cette fois, il ne grimpa pas sur le camion d’où sa silhouette se serait clairement découpée sur le ciel embrasé par le soleil couchant, mais se mit à ramper de voiture en voiture, essayant de ne faire aucun bruit. Le Kid montait probablement la garde. Et avec un type comme le Kid, on ne savait jamais… mieux valait ne pas prendre de risques. La Poubelle se dit qu’il aurait bien fait de prendre le fusil d’un soldat, même s’il ne s’était jamais servi d’un fusil de toute sa vie.
Il continuait à ramper et les gravillons s’enfonçaient dans sa pauvre main recroquevillée. Il était huit heures. Le soleil avait disparu derrière les montagnes.
La Poubelle s’arrêta devant le capot de la Porsche sur laquelle s’était écrasée la bouteille de whisky. Prudemment, il releva la tête. Oui, le coupé du Kid était là, avec sa peinture or, la bulle de son pare-brise, son aileron de requin fendant le ciel qui avait pris la couleur d’un œil au beurre noir. Le Kid était affalé derrière son volant orange fluorescent, les yeux fermés, la bouche ouverte. Et La Poubelle sentit son cœur tambouriner un victorieux chant de victoire dans sa poitrine. Ivre mort !
proclamaient les battements de son cœur en scandant les syllabes. Ivre mort ! Nom de Dieu ! Ivre mort ! et La Poubelle crut bien qu’il aurait le temps de faire au moins trente kilomètres avant que le Kid ne se remette de sa cuite.
Pourtant, il fallait être prudent.
Il bondissait d’une voiture à l’autre, comme une demoiselle à la surface de l’eau paisible d’une mare, décida de contourner le coupé sur la droite, se faufila entre les voitures de plus en plus espacées maintenant. Le coupé était à neuf heures sur sa gauche. À sept. À six. Et maintenant, juste derrière lui. Mais pour s’éloigner de ce dingue…
– Bouge pas, connard de suceur de bites !
La Poubelle s’immobilisa, à quatre pattes. Il fit pipi dans son pantalon et son cerveau se transforma en un volettement paniqué d’oiseau fou.
Petit à petit, il se retourna. Les tendons de sa nuque craquaient comme les charnières d’une porte dans une maison hantée. Le Kid était là, debout, resplendissant dans une chemise moirée vert et or, un 45 dans chaque main et une horrible grimace de haine et de colère sur le visage.
– Je re-regardais simplement, s’entendit dire La Poubelle, pou-pour voir si tout allait bien pa-pa-par – Ben voyons donc, tu
regardes à quatre pattes maintenant, trou du cul. Je vais t’apprendre à danser.
Debout !
Tant bien que mal, La Poubelle se remit sur ses pieds et parvint à y rester en s’agrippant à la poignée de la porte de la voiture qui se trouvait sur sa droite. Les deux canons jumeaux des 45 du Kid ressemblaient tout à fait aux deux trous du tunnel Eisenhower. C’était la mort qu’il regardait maintenant. Il le savait. Et les mots ne suffiraient pas à l’écarter cette fois-ci.
Silencieusement, il se mit à prier l’homme noir : Par pitié… que ta volonté soit faite… je te donnerai ma vie !
– Qu’est-ce qu’il y a là-bas ? demanda le Kid. Un accident ?
– Un tunnel. Complètement bloqué. C’est pour ça que je suis revenu, pour vous dire. S’il vous plaît…
– Un tunnel ? Foutre
Jésus de nom de Dieu ! Tu te fous de ma gueule, pédale de mes deux ?
– Non ! Je jure que non ! La pancarte dit tunnel Eisenhower. Je crois bien que c’est ça, parce que j’ai du mal à lire quand les mots sont un peu longs. Je…
– Ferme ton trou de balle. C’est loin ?
– Dix kilomètres, peut-être plus.
Tourné vers l’ouest, le Kid resta silencieux. Puis il fixa La Poubelle avec des yeux brillants.
– Tu essayes de me dire que le bouchon fait huit kilomètres de long ? Tu mens, tas de merde.
Le Kid arma ses deux pistolets. La Poubelle, croyant qu’il allait tirer, se mit à hurler comme une femme en se bouchant les yeux.
– Je mens pas ! Je mens pas ! Je le jure ! Je le jure !
Le Kid le regarda longtemps, puis finit par abaisser ses armes.
– Je vais te tuer, La
Poubelle, dit-il en souriant. Je vais te trouer ta sale peau. Mais d’abord, tu vas retourner à l’endroit où on a failli pas passer, ce matin. Tu vas pousser le minibus dans le trou. Moi, je vais faire demi-tour et je trouverai bien le moyen de me tirer d’ici. Je vais sûrement pas laisser ma bagnole. Sûrement pas.
– S’il vous plaît, ne me tuez pas, murmura La Poubelle. S’il vous plaît.
– Si tu arrives à dégager le minibus en moins d’un quart d’heure, peut-être pas, dit le Kid. T’as compris, ou faut que je te fasse un dessin ?
– J’ai compris, répondit La Poubelle.
Mais il avait bien regardé ces yeux de dingue et il ne crut pas un mot de ce que l’autre lui disait.
Et ils se mirent en route, La Poubelle devant le Kid, La Poubelle dont les jambes étaient en coton. Le Kid se dandinait derrière lui et le cuir de son blouson craquait doucement. Un vague sourire se dessinait sur ses lèvres de poupée.